by : Samuel Beckett
durée: 13:29 mn

1981

 

Samuel Beckett, Quad, 1981. Pièce pour la télévision, vidéo, couleur, sonore.

Ecrit et transmis par la télévision allemande en 1981, Quad est publié en 1982. Beckett définit l’œuvre comme une « folie télévisuelle », tant il est vrai qu’elle est exemplaire des limites vers lesquelles l’écrivain veut aller : le texte trouve le silence, la caméra épouse une recherche prononcée de l’abstraction.

Quad est le mot tronqué pour quadrat. En effet, la pièce se résume au presque rien de quatre danseurs aux silhouettes analogues. Couverts d’un long manteau à capuche, ils bougent au rythme de percussions le long des côtés d’un carré invisible au sol. Chaque danseur sort pour un moment du noir, suit son parcours et retourne au noir qui l’engloutit. La caméra fixe surplombe l’action des quatre figures qui dure une vingtaine de minutes. Le carré abstrait, les figures analogues, l’absence totale de parole, le mouvement de sortie des danseurs à la lumière et de retour à l’obscurité, sont propres à la dernière esthétique de Beckett, de plus en plus réduite à des idées essentielles. Le retour aux ténèbres, après le bref intervalle sur la scène, est un mouvement qui peut traduire celui de la vie.

Allant encore plus loin dans le dépouillement, Beckett avait ajouté une seconde version en noir et blanc qui éliminait aussi les percussions et où seuls les pas des danseurs devaient être audibles. Le double titre Quad I + II renvoie aux deux versions. La parole se tait, l’image de plus en plus rigoureuse retrouve les formes essentielles tandis que la couleur, d’abord crépusculaire, peut se limiter aux oppositions fondamentales du noir et du blanc.

Source texte : http://www.centrepompidou.fr/education/ressources/Ens-beckett/ENS-beckett.html

Les séquences des déplacements : Sequence 1: AC, CB, BA, AD, DB, BC, CD, DA Sequence 2: BA, AD, DB, BC, CD, DA, AC, CB Sequence 3: CD, DA, AC, CB, BA, AD, DB, BC Sequence 4: DB, BC, CD, DA, AC, CB, BA, AD

 

 

 

 

 

Beckett, l’épuisé / Gilles Deleuze 
Quad, sans mots, sans voix, est un quadrilatère, un carré. Il est pourtant parfaitement déterminé, possède telles dimensions, mais n’a pas d’autres déterminations que ses singularités formelles, sommets équidistants et centre, pas d’autres contenus ou occupants que les quatre personnages semblables qui le parcourent sans cesse. C’est un espace quelconque fermé, globalement défini. Les personnages mêmes, petits et maigres, asexués, encapuchonnés, n’ont d’autres singularités que de partir chacun d’un sommet comme d’un point cardinal, personnages quelconques qui parcourent le carré chacun suivant un cours et dans des directions données. On peut toujours leur affecter une lumière, une couleur, une percussion, un bruit de pas qui les distinguent. Mais c’est une manière de les reconnaître ; ils ne sont en eux-mêmes déterminés que spatialement, ils ne sont eux-mêmes affectés de rien d’autre que de leur ordre et leur position. Ce sont des personnages innafectés dans un espace inaffectable. Quad est une ritournelle essentiellement motrice, avec pour musique le frottement des chaussons. On dirait des rats. La forme de la ritournelle est la série, qui ne concerne plus ici des objets à combiner, mais seulement des parcours sans objet. La série a un ordre, d’après le quel elle croît et décroît, recroît et redécroît, suivant l’apparition et la disparition des personnages aux quatre coins du carré : c’est un canon. Elle a un cours continu, suivant la succession des segments parcourus, un côté, la diagonale, un côté… etc. Elle a un ensemble, que Beckett caractérise ainsi : “quatre solos possibles, tous ainsi épuisés (dont deux par deux fois) ; quatre trios possibles deux fois, tous ainsi épuisés” ; un quatuor quatre fois. L’ordre, le cours et l’ensemble rendent le mouvement d’autant plus inexorable qu’il est sans objet, comme un tapis roulant qui ferait apparaître et disparaître les mobiles.
Le texte de Beckett est parfaitement clair : il s’agit d’épuiser l’espace. Il n’y a pas de doute que les personnages se fatiguent, et leurs pas se feront de plus en plus traînants. Pourtant, la fatigue concerne surtout un aspect mineur de l’entreprise : le nombre de fois où une combinaison possible est réalisée (par exemple deux des duos sont réalisés deux fois, les quatre trios, deux fois, le quatuor quatre fois). Les personnages fatiguent d’après le nombre des réalisation. Mais le possible est accompli, indépendamment de ce nombre, par les personnages épuisés et qui l’épuisent. Le problème est : par rapport à quoi va se définir l’épuisement, qui ne se confond pas avec la fatigue ? Les personnages réalisent et fatiguent aux quatre coins du carré, sur les côtés et les diagonales. Mais ils accomplissent et épuisent au centre du carré, là où les diagonales se croisent. C’est là, dirait-on, la potentialité du carré. La potentialité est un double possible. c’est la possibilité qu’un événement lui-même possible se réalise dans l’espace considéré. La possibilité que quelque chose se réalise, et celle que quelque part le réalise. La potentialité du carré, c’est la possibilité que les quatre corps en mouvement qui le peuplent se rencontrent, par 2, 3 ou 4, suivant l’ordre et le cours de la série. Le centre est précisément l’endroit où ils peuvent se rencontrer ; et leur rencontre, leur collision, n’est pas un événement parmi d’autres, mais la seule possibilité d’événement, c’est-à-dire la potentialité de l’espace correspondant. Epuiser l’espace, c’est en exténuer la potentialité, en rendant toute rencontre impossible. La solution du problème est, dès lors, dans ce léger décrochage central, ce déhanchement, cet écart, ce hiatus, cette ponctuation, cette syncope, rapide esquive ou petit saut qui prévoit la rencontre et la conjure. La répétition n’ôte rien au caractère décisif, absolu, d’un tel geste. Les corps s’évitent respectivement mais ils évitent le centre absolument. Ils se déhanchent au centre pour s’éviter, mais chacun se déhanche en solo pour éviter le centre. Ce qui est dépotentialisé, c’est l’espace. “Piste juste assez large pour qu’un seul corps jamais deux ne s’y croisent”.
Quad est proche d’un ballet. Le concordances générales de l’oeuvre de Beckett avec le ballet moderne sont nombreuses : l’abandon de tout privilège de la stature verticale ; l’agglutination des corps pour tenir debout ; la substitution d’un espace quelconque aux étendues qualifiées ; le remplacement de toute histoire ou narration par un “gestus” comme logique des postures et positions ; la recherche d’un minimalisme ; l’investissement par la danse de la marche et de ses accidents ; la conquête de dissonances gestuelles… Il est normal que Beckett demande aux marcheurs de Quad “une certaine expérience de la danse”. Non seulement les marches l’exigent, mais le hiatus, la ponctuation, la dissonance.
C’est proche aussi d’une oeuvre musicale. Une oeuvre de Beethoven, “Trio du Fantôme” apparaît dans une autre pièce de télévision de Beckett et lui donne son titre. Or le deuxième mouvement du Trio, que Beckett utilise, nous fait assister à la composition, décomposition, recomposition d’un thème à deux motifs, à deux ritournelles. C’est comme la croissance et la décroissance d’un composé plus ou moins dense sur des lignes mélodiques et harmoniques, surface sonore parcourue par un mouvement continu obsédant, obsessionnel. Mais il y a tout autre chose aussi : une sorte d’érosion centrale qui se présente d’abord comme une menace dans les basses, et s’exprime dans le trille ou le flottement du piano, comme si l’on allait quitter la tonalité pour une autre ou pour rien, trouant la surface, plongeant dans une dimension fantomatique où les dissonances viendraient seulement ponctuer le silence. Et c’est bien ce que Beckett souligne, chaque fois qu’il parle de Beethoven : un art des dissonances inouï jusqu’alors, un flottement, un hiatus, “une ponctuation de déhiscence”, un accent donné par ce qui s’ouvre, se dérobe et s’abîme, un écart qui ne ponctue plus que le silence d’une fin dernière.
Gilles Deleuze
l’Epuisé in Quad et autres pièces pour la télévision de Samuel Beckett / 1992

Source texte : http://lesilencequiparle.unblog.fr/2008/11/13/beckett-lepuise-gilles-deleuze/

Retour vers la catégorie « Contre danse »